Assis au volant de sa voiture, il roule tel un automate. Surtout ne pas regarder sa fille de quinze ans assise à sa droite. Surtout ne pas la regarder pour ne pas pleurer. Il a tellement peur de la perdre. Tellement peur de ne pas savoir quoi lui dire, comment lui annoncer, lui expliquer. Ça ne fait partie d’aucun manuel d’éducation, juste le manuel de la vie. Cruelle. Alors qu’il aimerait que ce trajet dure des heures, que le trafic soit perturbé pour repousser toujours un peu plus l’échéance, les feux sont au vert, pas un piéton ne traverse, pas un taxi ou un quelconque bus ne lui barre la route, le ralentit. Treize minutes. Sept-cent-quatre-vingts secondes. Une pincée de temps, une bouffée d’amour et de non-dits dans cet habitacle. Il arrête la voiture, garée en bataille, une place de parking justement libre devant l’entrée. Le temps s’égrène trop rapidement, l’inévitable approche si vite. Il enveloppe les épaules de sa fille Sophie de son bras autrefois puissant et rassurant. Il la sent respirer profondément avec des trémolos qui la font sursauter, il la serre un peu plus. Pas un mot. La double porte vitrée s’ouvre. Un androïde les accueille à l’entrée de la clinique accompagné d’une tablette et d’une gâchette pour scanner la rétine de Christophe. Sitôt flashé, sitôt le pédigrée de l’homme s’affiche sur le petit écran: nom, prénom, date et lieu de naissance, antécédents médicaux, traitements, mensurations, coordonnées bancaires avec solvabilité du compte, puis en haut à droite de l’écran scintille une information. Il s’agit du numéro du box dans lequel il doit se rendre. L’établissement se vante par le biais de pancartes géantes, d’hologrammes et de bandeaux signalétiques lumineux d’un taux de réalisation de diagnostic le plus élevé de France ! Un endroit avant-gardiste à la pointe des technologies qui permettent une industrialisation de la médecine : Anubis Santé. Ce concept a changé le monde de la santé. Aucune limite pour la vie ! tel est leur slogan. Aucune limite humaine en réalité. Pas de limite dans le personnel soignant car pas de droit du travail dans la robotique ; pas de limite de diagnostic : aucune erreur possible grâce à des algorithmes performants sans cesse en progression. Chaque humanoïde, robot ou autre engin est truffé de capteurs en tous genres qui perçoivent à distance les constantes des humains dont la rétine a été scannée. Christophe avait attendu le plus longtemps possible pour aller à la clinique, il avait attendu d’être sûr d’avoir suffisamment d’argent. Chaque mouvement de chaque robot coûtait une petite fortune. Il s’oriente dans le box, une liste de consignes est inscrite au mur. Ce genre de liste sans fioriture, sans poésie, ce genre de liste qui vous fait bien ressentir où vous êtes et pourquoi vous y êtes. Le jeune père s’exécute et se déshabille lentement, il passe sous une douche gazeuse aux odeurs d’antiseptiques iodés qui laissent un arrière-goût âpre. Aidé de sa fille, il enfile une tunique en papier blanc, immaculé puis se dirige dans la pièce attenante. Une voix métallique dans l’interphone de la salle lui ordonne d’entrer dans le tube vertical placé au centre de la pièce. Une fois à l’intérieur des nano-robots lui entrent par tous les orifices, un scanner rayonne son corps. Il tremble de peur et de froid. Il sent ses petites choses lui parcourir le corps. La douleur ressentie est lancinante, brûlante et gelée à la fois. Un champ de force le maintien en place, debout dans ce tube, il ne maîtrise rien, il ne peut même pas crier encore moins hurler pour que ça s’arrête. Un peu de souffrance pour un diagnostic fiable et rapide ne tue personne ! La porte de la cabine s’ouvre au bout de cinq minutes. Sophie le rejoint et tous deux attendent de l’autre côté du tube. Comme un photomaton d’autrefois un papier sort par une petite fente. Sauf que la personne sur la photo ne sourit pas. Sur la feuille est gravé le diagnostic en toutes lettres sur le beau papier brillant et avec la conduite à tenir. Christophe attrape la feuille volante alors que la facture sort de la machine. Cinquante mille euros. La totalité de ce qu’il possède.
- Qu’estce que ça dit, papa ?
- …
- Donnemoi la feuille !
- Sophie ! attend !
- Arrête papa, montre !
- …
Le temps s’arrête dans cette petite pièce blanche aux néons parfaits, pas un grésillement. Tristesse palpable. Détresse.
- C’est tout ce qui est écrit ? Leucémie è thérapie génique è 100’000€è taux de réussite 100% è possibilité de faire crédit sur deux générations è voir guichet n°2 dans le hall 8 ?
- Oui…